L’histoire de la famille Ar Gall s’écrit sur trois des quatres berges de deux rivières. L’une des rivières, le Jaudy qui baigne le port de Landreger, est grise et bleue et l’autre rivière, le Trieux est verte et parfois grise. En réalité ces rivières sont de véritables fleuves, naissant sur les monts et se jetant en mer après avoir été rejoints par maints affluents. Mais en Bretagne, les fleuves sont étroits et courts, seuls leurs estuaires, les abers comme on dit par ici, ou les « rias » quand on se veut lettré, sont larges et profonds. Enfin, surtout à marée haute. A marée basse, ce ne sont que des filets d’eau courant au milieu d’immenses vasières. Alors on appelle ces fleuves « rivières ». Par modestie peut être.
Les deux fleuves, appelés « rivières » ont formé entre eux avec les siècles et les Courants une jetée formée de galets qui s’allonge de plusieurs kilomètres en pleine mer, au bout de la Presqu’île Sauvage. Certains racontent une fable amusante à ce sujet pour amuser les touristes. La fée Morgane, qui règne sur l’Île d’Avallon aurait lancé ces galets à la mer pour rejoindre son époux et frère Arthur qui passait sur le rivage. Mais chacun sait que Morgane n’a pas besoin d’un gué pour rejoindre la terre, il lui suffit de le vouloir. Et de toute façon Avallon est un peu plus à l’ouest. Ce sont bien entendu les Tud Vor, appelés aussi Courants ou Morriganed, d’où la confusion avec la fée Morgane, autrement dit les Korrigans des mers qui ont poussé et roulé avec toute la détermination et l’obstination qu’on leur connaît, ces galets un par un pendant des millénaires, à l’échelle du temps humain, pour former ce sillon dans la mer, le Sillon de Talber.
Les Ar Gall étaient forts et puissants comme l’indique leur nom. Ou plutôt, ils avaient ce besoin de le faire croire à quiconque aurait pu s’imaginer égal à l’un d’entre eux. Bien moins nombreux aujourd’hui et dispersés sur la Bretagne et plus loin sans doute, ils n’ont pas changé. Dès lors qu’on a croisé le regard d’un Ar Gall, il ne vient plus à l’esprit de personne de les contrarier à ce sujet. Ils sont forts, intelligents, libres et différents. C’est ainsi qu’ils se voient et qu’ils veulent qu’on les regarde. Des gens d’un autre monde. D’ailleurs ils habitaient l’Enfer autrefois. Leur histoire se mêle à la terre et aux pierres des trois rives. Maçons et paysans, ils ont façonné à leur idée plusieurs hectares et quelques murs alentours.
Mais la vase noire de la Baie de l’Enfer doit bien cacher d’autres mystères. Elle est ancrée sur la rive ouest du Jaudy. En face un petit hâvre s’appelle Port Béni et un autre situé un peu plus loin sur la presqu’île est nommé Port-La-Chaine. Jolis noms en vérité ! Le premier de ces deux ports a-t-il gagné son nom, comme le raconte Monsieur le curé, en recevant les premiers pas de saint Maudez, le moine irlandais qui a tenté d’évangéliser les indigènes ? Le saint homme s’est peu après sagement réfugié sur une île voisine à l’embouchure du Trieux qui, elle, porte bien son nom. Si vous passez par là, je vous souhaite sincèrement de venir au Port Béni par la terre à moins d’être né sur ces rivages et d’avoir navigué dans ces eaux depuis votre plus jeune âge. Ce très beau paysage à marée haute découvre, quand la mer descend, la plus belle collection de brise-coques jamais vue, sauf dans le Ferlaz peut-être. Port Béni a-t-il plus exactement gagné son nom en offrant aux habitants de la petite ville, le plou bihan ou Pleubian comme on l’appelle, l’assurance de revenus offerts régulièrement par la mer charitable en tempêtes généreuses ? Certainement. Quant au deuxième, Port-La-Chaîne, aucune chaîne en fer ni dans aucun autre métal, ne l’aura baptisé, comme chacun s’en doute à présent. Ni amarre, ni bijou, cette chaîne-là est celle que bâtissent les bras d’une communauté pour rapporter le butin dans les chaumières, évidemment !
Contournons, si le vent le veut bien, si les courants l’acceptent et si nous les suivons, le Sillon de Talber. Laissons là l’Île Maudez et l’Archipel de Bréhat, intéressants, certes, mais pas dans l’immédiat. Pénétrons le Trieux, contournons l’Île à Bois. Une petite baie est si plaisante qu’on l’a nommée la Baie du Paradis. Elle est située sur la rive ouest du Trieux, tout près d’une autre baie qui cache les ruines d’un moulin à marée, le moulin de Coat Mer. C’est là qu’est décédé le dernier propriétaire du moulin, un homme de la famille Bourgès qui compte de nombreux artisans de la Presqu’île Sauvage. Des maçons également, comme les Ar Gall et ils possédaient des fermes et des terres aussi sur la presqu’île entre les deux rivières. Pas étonnant qu’un Ar Gall ait fini par épouser une Bourgès, ça devait arriver à s’occuper ainsi de la terre et des pierres du même pays, c’est même peut-être arrivé plusieurs fois. A moins que ce soit une Ar Gall qui ait épousé un Bourgès, allez savoir ?
Toujours est-il que ces deux familles ayant fréquenté depuis toujours les abers des deux rivières qui abritent les Tud Vor, un grand nombre de leurs enfants furent bercés par les mères korriganes aux chants mélancoliques. Ce qui explique que nombre d’entre eux n’a jamais pu se résoudre à quitter ces rivages enchanteurs et se persuade encore aujourd’hui, alors que chacun peut courir le Monde à sa guise, qu’ils sont les plus beaux du Monde connu, et de l’Autre aussi peut-être.