Le moins qu’on pouvait demander à une sculpture, c’est de ne pas bouger
Mai 1956
le 12
La critique est une chose sublime. Elle est digne seulement des génies. Le seul homme qui pouvait écrire un pamphlet sur la critique, c’était moi, parce que je suis l’inventeur de la méthode paranoïa-critique. Et je l’ai fait. Mais là encore, comme pour ce journal, comme pour ma Vie secrète, je n’ai pas tout dit, et j’ai pris soin de garder en réserve des pommes pourries grenades explosives et si, par exemple, on me demande quel est l’être le plus médiocre qui ait jamais exosté, je dirais Christian Zervos. Si on me dit que les couleurs de Matisse sont complémentaires, je répondrais qu’en effet elles ne cessent pas de se faire autre chose que des compliments. Et puis je répéterais encore qu’il serait peut être bien de faire un peu attention à la peinture abstraite. A force de devenir abstraite, sa valeur monétaire aussi deviendra très prochainement abstraite. Il y a une gradation dans le malheur de la peinture non figurative : il y a l’art abstrait qui a l’air si triste ; puis ce qui est plus triste encore c’est un peintre abstrait ; la tristesse s’aggrave de malheur quand on se trouve en face d’un amateur de peinture abstraite ; mais il y a pire encore et plus sinistre : être critique et expert de peinture abstraite. Parfois, il arrive une chose ahurissante : toute la critique est unanime pour affirmer que quelque chose est très bon ou très mauvais. Alors, on peut être sûr que tout cela est faux ! Il faut être le dernier des plus secs crétns pour affirmer que si les cheveux blanchissent, il est bien normal que les papiers collés jaunissent, eux.
J’ai intitulé mon pamphlet : Les cocus du vieil art moderne mais je n’y ai pas dit que les cocus les moins magnifiques de tous sont les dadaïstes. Vieillis, les cheveux blancs, mais toujours d’un anti-conformisme extrême, ils aiment à la folie recevoir d’une biennale quelconque une médaille d’or, pour une œuvre fabriquée avec la plus grande volonté de déplaire à tout le monde. Il y a tout de même des cocus moins magnifiques si possible que ces vieillards, ce sont les cocus qui donnèrent le prix de sculpture à Calder. Ce dernier n’a même pas été dadaïste, mais tous l’ont cru, et personne n’a pensé à lui dire que le moins qu’on pouvait demander à une sculpture, c’est de ne pas bouger !
Salvador Dali
Journal d’un génie